Manifeste laïque du 15 avril 2016

La liberté de conscience est un fait irréductible

La grande majorité des sociétés humaines reconnaissent trois grandes familles de pensée. Les croyants, qui vénèrent leurs dieux. Les athées, qui leur nient toute existence. Les agnostiques, qui n'adoptent aucune de ces deux positions et réservent ou suspendent leur jugement. Sans compter les indifférents, qui écartent la question.

Chacune de ces options s'inscrit dans la conscience de chacun, hors de tout contrôle hormis celui de l'individu, dont on peut contraindre le corps et la volonté, mais non la liberté intérieure. Il est donc impossible, inutile et illusoire de forcer quiconque à changer de conviction s'il n'y consent pas en lui-même et par lui-même. La liberté de conscience est d'abord un fait psychologique. Elle est donc, sinon absolue, du moins inexpugnable.

Depuis toujours, ces familles s'opposent, dans des conflits souvent sanglants : croyants entre eux, croyants contre athées, athées contre croyants. Jusque dans notre plus brûlante actualité.


Les différentes tentatives de mettre fin à la guerre des dieux

Pour mettre fin à ces conflits irréductibles, on a inventé au cours des âges trois cadres successifs : le "cujus regio, ejus religio", soit "à chaque Etat sa religion", la tolérance, enfin la laïcité. Le "cujus regio, ejus religio" est par nature antidémocratique. Quant à la tolérance, c'est une très bonne chose, mais elle n'est qu'une notion morale supposant toujours que quelqu'un tolère et que quelque chose ou quelqu'un est toléré. Car tolérer, c'est accepter à regret ce qu'on ne peut empêcher, afin, en consentant à la liberté et à la sécurité d'autrui, d'assurer les siennes : la tolérance est avant tout un calcul d'intérêts réciproque, dans lequel la liberté n'est qu'un moyen. En général, une majorité, ou un pouvoir politique, tolère des minorités. Lorsque les plus puissants possèdent l'Etat ou règnent sans partage dans la société, il suffit qu'on y renonce pour que les persécutions reprennent, comme l'a montré si souvent l'histoire.

La laïcité offre une solution meilleure que la tolérance, car, la liberté y représentant non un moyen mais un but, son cadre est ouvert à toutes les convictions existantes - comme à toutes celles qui pourraient advenir. Un Etat laïque n'appartient pas à une seule partie de la population, liée à telle ou telle conviction, mais par définition à tous. Au peuple en général, à ce que les Grecs appelaient le « laos », dans ce qu'il est, mais aussi dans ce qu'il peut devenir, chacun ayant par ailleurs le droit de ne vouloir ressembler à personne. Ce pourquoi un tel Etat ne reconnaît que des individus.

La laïcité, comme principe et comme cadre de fonctionnement a bien entendu une histoire et s'est établie le cas échéant dans des circonstances diverses.

Mais la communauté civile qu'elle institue ne part d'aucune origine, ni d'aucun modèle préalables. Le droit ne saurait se fonder sur l'histoire, et en appelant les individus à se rassembler sur les seules bases du raisonnement, de la libre discussion et de la libre institution de ses autorités politiques, la communauté laïque est autoconstituante, car elle est à elle-même sa propre et unique source.

C'est pourquoi elle s'accommode mieux d'un régime républicain, qui se veut la chose de tous, plutôt que d'un régime plus généralement démocratique, qui, au prétexte par exemple du respect des traditions - lesquelles ne sont pas nécessairement bonnes parce qu'elles seraient anciennes -, peut laisser le champ libre aux communautarismes et aux séparatismes sociaux voire politiques qui ramènent au régime de tolérance, toujours fragile.


Les trois fondements de la laïcité

La laïcité repose sur trois principes. D'abord, la liberté de conscience, par laquelle est reconnu à chacun le droit de croire, de ne pas croire, de changer de conviction, de rester indifférent à toute conviction, non seulement en sa conscience, ce qui va de soi, mais aussi dans l'expression et l'exercice public de ces convictions.

Ensuite, l'égalité de droit, qui interdit toute discrimination et tout privilège. L'Etat laïque, incompétent et indifférent en matière de vie bonne ou de conviction morales ou philosophiques, est axiologiquement neutre et aveugle aux appartenances. Il ne garantit que la loi commune, qui se tient à l'extérieur de tous les autres systèmes de valeur présents dans la société, et a prééminence sur tous, permettant ainsi à ces différents courants de coexister pacifiquement et, au besoin, de les y contraindre. Les lois que le peuple se donne démocratiquement s'imposent à tous.

Contrairement au régime de tolérance, une minorité ne peut être traitée différemment de la majorité.

Enfin, troisième principe, le droit à la différence ne justifiant aucune différence de droits, l'universalité de l'Etat. Plutôt que de s'appuyer sur les disparités inévitables par lesquelles se manifestent les libertés, mais qui peuvent diviser profondément toute société, l'Etat laïque fonde un lieu où tous ceux qui se ressemblent ou non se rassemblent dans une commune institution : la citoyenneté.


Changement de paradigme politique

Ce faisant, il est évident que l'on passe du plan des convictions morales ou religieuses au plan juridique et politique. La laïcité se définit d'abord comme un principe juridique devenant disposition constitutionnelle lorsqu'il est adopté démocratiquement comme tel. D'où la séparation nécessaire entre le domaine public, où s'exerce la citoyenneté, et privé, où s'exercent les libertés individuelles (de pensée, de conscience, de conviction, d'expression) et où coexistent les différences (physiques, sociales, culturelles).

Appartenant à tous, l'espace public est indivisible. Aucun citoyen ou groupe de citoyens ne doit imposer ses convictions aux autres. En contrepartie, l'Etat laïque ne reconnaît aucune religion, ne professe aucune religion civile et s'interdit d'intervenir dans les formes d'organisation collectives (partis, Eglises, associations etc.) auxquelles tout citoyen peut adhérer et qui relèvent du droit privé, à moins qu'elles ne menacent ou contreviennent au droit commun.

En se fondant sur le droit, l'Etat laïque se distingue et se distancie des normes morales ou traditionnelles, innombrables et changeantes, pour se fonder non sur le bien, mais sur un principe de justice supposant à la fois cohérence et unité. Ses critères seront désormais ceux de la loi : la défense d'intérêts publics prédominants (ni la foi ni son absence n'en sont), l'existence de la loi (et donc sa non-rétroactivitéWinking, l'ordre public, la proportionnalité.

Certains réprouvent l'euthanasie. D'autres l'appellent de leurs voeux. Si l'Etat opte pour l'une de ces deux positions, il opprimera nécessairement l'autre. C'est pourquoi il partira de la règle de droit selon laquelle ce qui n'est pas interdit n'est pas obligatoire. Tandis que les morales, notamment religieuses, règlent au quotidien la vie de leurs partisans, la loi quant à elle pèse les intérêts de tous : elle autorisera l'euthanasie pour ceux qui la souhaitent, mais n'y contraindra pas ceux qui la rejettent.

Autre exemple, tout aussi contemporain : ne reconnaissant aucun délit de blasphème, elle garantira la plus grande liberté d'expression possible, sans contraindre personne à voir ou à entendre ce qui pourrait choquer ses convictions, sans non plus empêcher chacun de s'exprimer dans le cadre qu'elle aura fixé.


Etat et société

Il importe de préciser qu'à la différence de ce qui se passe dans les régimes autoritaires ou totalitaires, l'Etat n'est pas la société. Dans un Etat laïque, c'est l'Etat qui est laïque, et non la société. Si bien sûr le droit commun s'étend à la plupart des activités sociales, la neutralité ne s'applique qu'à l'Etat, à ses bâtiments officiels, à ses célébrations et à ses institutions, dans lesquels tout citoyen doit pouvoir se reconnaître, et où ne peuvent s'afficher que ses symboles fédéraux, cantonaux ou communaux.

Hors de là, dans la rue, sur les places, dans les associations ou les entreprises, la neutralité, sans être interdite, n'est pas obligatoire. Les lois en vigueur protègeront ici les autres intérêts généraux, l'ordre et la tranquillité publics, l'hygiène, la sécurité entre autres.

Le voile islamiste par exemple, comme tout symbole ostentatoire, sera interdit aux agents publics, mais son port sera autorisé dans la rue tant qu'il ne contrevient pas à d'autres intérêts prédominants. Quant aux entreprises privées, elles ont à instaurer elles-mêmes leurs règlements. Comme on le voit, la sphère privée dépasse de beaucoup la seule intimité individuelle et occupe un espace beaucoup plus large que ce que contient le terme de sphère publique. La burqa, en revanche, présente un problème de sécurité publique.


La laïcité est-elle antireligieuse ?

Nullement. On peut difficilement être athée et croyant, mais on peut très bien être croyant, et laïque, en effet. La laïcité n'est pas l'irréligion : elle offre même la meilleure protection aux confessions minoritaires, puisque aucun groupe social ne peut être discriminé.

L'existence ou l'inexistence d'un dieu sont deux hypothèses également invérifiables du point de vue de la raison, et également inutiles à la gestion de l'intérêt public. Indifférent et incompétent en matière de doctrines et de croyances, l'Etat laïque ne s'occupe que de ce qui concerne tout le monde.


La laïcité est-elle anticléricale ou anticommunautariste ?

Par principe, la laïcité garantit la liberté de croyance et de culte dans les limites des lois communes et de l'ordre public. Chaque confession a donc le droit de s'organiser comme bon lui semble. Cependant, elle s'oppose au cléricalisme qui prône des discriminations ou tente de s'approprier tout ou partie de l'espace public.

Elle s'oppose aussi au système des "Eglises reconnues", en vigueur dans la plupart des cantons suisses, et qui accorde aux confessions historiques un privilège scolaire et fiscal discriminatoire.

Le communautarisme peut prendre diverses formes. Les clubs ou associations regroupant des gens désireux de se rassembler sans contraindre personne sont soumis au droit commun, sans plus.

Le communautarisme commence lorsque des groupes instaurent des normes sociales et exercent des pressions sur leurs membres pour qu'ils s'y conforment et lorsque cela se fait au mépris des libertés individuelles, qui doivent être protégées. Il atteint son point culminant lorsqu'il devient politique et réclame des droits et devoirs spécifiques qu'il entend imposer à ses membres, réclamant ainsi des passe-droits au droit commun et menant à la création de ghettos et d'Etats dans l'Etat, ce qu'aucune république ne saurait accepter.


La laïcité s'oppose-t-elle à la liberté d'expression ?

Au contraire : la liberté d'expression n'est pas seulement une condition nécessaire de la laïcité, elle en est l'origine. Les inventeurs de la séparation des Eglises et de l'Etat furent des contestataires des religions d'Etat, souvent persécutés pour leurs idées...

Ce qui menace la liberté d'expression, c'est bien plutôt le droit que se sont arrogés certains groupes à censurer toute opinion différente sous couvert d'une dignité blessée. Il ne suffit pas de se déclarer "choqué", sur le mode du politiquement correct ou de l'exploitation émotionnelle, pour prétendre interdire les formes d'expression qui déplaisent. Raison pour laquelle le délit de blasphème est et restera dénué de tout fondement.

La liberté d'expression ne doit connaître d'autres bornes que celles de l'ordre public. Seules doivent être proscrites et poursuivies les insultes, les menaces et la diffamation envers des individus ou des personnes morales, les actes et les propos discriminatoires.


Qu'est-ce que les laïcités "plurielle", "ouverte", "raisonnable", "apaisée", "exclusive", "intrusive", "inclusive", "de combat", "de reconnaissance" etc. ?

L'inflation des adjectifs ou compléments suffit à démontrer l'inanité de ces qualifications. Ce ne sont que slogans vides de sens et absurdités conceptuelles, que leurs partisans ne parviennent jamais à définir lorsqu'on a l'indélicatesse de le leur demander. Confondant pluralisme et pluralité, on prétend accorder à chaque groupe se réclamant d'une identité collective des droits spécifiques, dans une visée sournoisement communautariste.

Ces termes visent en réalité à diaboliser la laïcité en la présentant comme dogmatique. Ce sont les intégristes ou les relativistes qui les emploient. Or ce sont eux qui présentent un danger réel pour la diversité des opinions et des appartenances : les premiers parce qu'ils sont certains de détenir une vérité incontestable et veulent l'imposer par la contrainte; les seconds parce qu'ils croient toutes les opinions contestables, et donc interchangeables. Or toute société a besoin d'un minimum de principes communs.

En toute logique, on ne saurait à la fois défendre un espace public commun et accorder des passe-droits à tel ou tel groupe de citoyens.

Ni discriminations, ni privilèges, telle est la devise de tout Etat garantissant à ses citoyens l'égalité de traitement.


L' "intégrisme laïque"

Il n'existe pas non plus d' "intégrisme laïque" : c’est le plus vieux cliché de ceux qui veulent détruire la laïcité. Et aussi le plus vide. Qu’est-ce qu’un intégrisme ? Une tournure d’esprit de certains croyants intransigeants qui refusent toute évolution au nom d’une tradition. Or la laïcité n’est pas une tradition, ni une croyance. Ni d’ailleurs une incroyance. C’est tout simplement un principe juridique établissant la neutralité convictionnelle de l’Etat, qui devient, dans les pays qui l’ont adoptée, une disposition constitutionnelle par laquelle l'Etat est séparé des Eglises - tout comme des athées ou des agnostiques, du reste, mais eux ne sont pas regroupés en communautés institutionnelles aussi puissantes que les confessions.

Un principe juridique ou constitutionnel est un texte que l’on accepte ou non par un vote. Ce n’est ni un verset mystérieux de la Bible, ni une sourate intouchable du Coran.

Les croyances méritent le respect ? Certes. L’incroyance aussi, du reste, et dans la même mesure. Chacun a bien entendu le droit de croire en l’Immaculée conception ou à la venue d’un Messie. Mais celui qui proposerait de voter sur ces sujets passerait pour un fou. Et ce serait une autre folie d’exiger qu’on « croie » aux sens interdits ou à la priorité à droite, ou qu'on les honore en posant des cierges : ce ne sont que des lois et des règlements qui s’imposent à tous dès qu’ils ont été approuvés démocratiquement, que l’on peut et doit toujours rediscuter.

On nous répondra ensuite qu’il existe des intégrismes non religieux. Sans doute. Admettons, tout de même, que ce sont plutôt les intégrismes religieux qui font parler d’eux en ce moment. Mais on trouve aussi, en effet, des gens qui prétendent interdire, voire détruire les religions et leurs symboles : ce sont les intégristes de l’incroyance, et non de la laïcité. On persécute les chrétiens en Chine et en Corée du Nord, au nom des convictions communistes. Cela est totalement contraire à la laïcité qui défend aussi le droit de croire.


Les dérives laïques

La laïcité, il est vrai, peut donner lieu à deux formes de dérives. D'abord celle qui consiste à l'étendre hors de son champ d'application, l'Etat, et à laisser croire qu'elle consisterait à neutraliser tous les lieux publics, confinant la liberté à l'intimité la plus privée.

Ensuite, celle qui consiste à l'inverse, au prétexte d'"ouvrir" la laïcité en la rendant plus "inclusive", d'annexer le terrain de l'autorité publique en y acclimatant les symboles des convictions privées, procédant ainsi à une colonisation de l'espace public de l'Etat et ouvrant la boîte de Pandore de la reconnaissance des groupes religieux.

Aucune de ces deux dérives ne doit être confondue avec la laïcité. Le principe d'un Etat laïque, minimaliste, est celui de l'abstention. Interdire dans l'espace social privé les libertés convictionnelles est un abus de pouvoir. Inversément, leur laisser libre cours à l'intérieur de l'espace public aboutit à un dilemme insoluble. Quand un Etat veut reconnaître les religions en effet, il régresse vers le régime de tolérance car il n'a que deux solutions : soit les reconnaître toutes, autorisant ainsi toutes les concurrences et ouvrant un boulevard aux sectes les plus dangereuses; soit n'en reconnaître que quelques-unes, sur la base de critères à jamais impossibles à établir, ce qui aboutit à des discriminations. Et bien entendu, dans les deux cas, à des conflits incessants. L'Etat laïque n'a pas à devenir l'arbitre des croyances.

Le propre d’une croyance, religieuse ou non, c’est de reposer sur des opinions extérieures à la raison et à la science, donc indémontrables. Quand on a une certitude démontrée, pas besoin de croyance. Mais quand on n’a que des hypothèses, qui plus est fondées sur des textes archaïques et contradictoires, la croyance apparaît toujours, dans toutes la variété de ses interprétations. Comme l’histoire l’a montré, ces croyances ou incroyances divergent vite, cherchent toutes à s’imposer aux autres, et s’affrontent en des conflits sanglants. C'est pourquoi la laïcité leur impose de renoncer à toute prétention civile et leur dénie toute reconnaissance politique, tout comme l'Etat laïque s'interdit réciproquement toute compétence et toute intervention regardant les convictions religieuses ou non religieuses.

Si cette façon d’aménager les libertés est de l’intégrisme, alors nous sommes des intégristes : des intégristes de la liberté et de l’égalité. Et ceux qui parlent d’intégrisme laïque soit ne parlent pas la langue française, soit veulent nous tromper.


La laïcité caricaturée par ses ennemis même

La laïcité est d'autant plus d'actualité aujourd'hui que l'opinion publique est prise à son sujet entre plusieurs tentatives d'enfumage généreusement répandues par les médias.

D'abord, à tout seigneur tout honneur, celle la gauche bien-pensante qui, privilégiant les déterminismes économiques, a négligé totalement les déterminismes culturels et a préféré se mettre la tête dans le sable par relativisme et visée électoraliste en niant les problèmes liés à l'immigration et aux traditionalismes les plus arriérés qui refleurissent sous le masque des sacro-saintes "identités".

Cet aveuglement pétri de bonnes intentions a laissé le champ libre à une arrogance différentialiste nuisible aux libertés individuelles et collectives. Conséquence majeure : on voit des immigrées réduites à la merci de la domination masculine (voile, mariages forcés, interdiction de fréquenter les cafés etc.) au nom de coutumes barbares. La défense des libertés individuelles et du droit contre toutes les traditions régressives, dans toutes les civilisations, est le propre de la laïcité.

Ensuite, le communautarisme islamiste. Bien que la xénophobie le renforce en se muant en islamophobie, ce qui pousse certains musulmans à s'y rallier, il reste minoritaire mais largement suffisant pour donner d'eux une image caricaturale et influencer les citoyens lors d'une votation comme celle qui devait interdire la construction de nouveaux minarets.

Enfin, le discours nationaliste d'une extrême-droite qui fait feu de tout bois par démagogie électoraliste et réhabilite les traditionalismes locaux contre ceux qui viendraient d'ailleurs, ramenant ainsi le débat politique public à un affrontement théologique, et l'histoire de la Suisse à un Moyen Age chrétien qui fort heureusement n'existe plus. Cela au mépris de 250 ans d'histoire des Lumières qui ont permis à notre société de se libérer partiellement de la tutelles des cléricalismes, religieux ou non, traditionnels ou modernes. On relèvera ici l'insistance ridicule avec laquelle on voudrait nous faire accroire, de ce côté-là, que "la constitution fédérale serait enracinée dans le christianisme", alors que l'invention de la Suisse libérale moderne a établi clairement une liberté de conscience jusque-là inexistante, grâce des notables radicaux, souvent francs-maçons, au cours du XIXe siècle.


La laïcité s'oppose-t-elle au multiculturalisme ?

Non quand il est de fait, oui quand il est de droit. Le terme de "culture", du reste, possède au moins deux sens. Qualifie-t-il selon son sens philosophique l'ensemble des connaissances humaines, ou selon son sens anthropologique les façons d'être variées des civilisations humaines ? Et ne cache-t-on pas, sous ce terme avantageux, la relégitimation des droits coutumiers les plus archaïques et les plus régressifs ? Prétend-on, contre le droit, défendre l'excision, l'inégalité entre femmes et hommes, la criminalisation de l'homosexualité grâce aux fameuses "cultures", devenues ainsi autant de prétextes à toutes les régressions, et indignes absolument de toute les formes de ce "respect" qu'elles exigent à hauts cris et avec tant d'arrogance ?

Contre la réincarcération des individus dans les prisons des prétendues "identités" ou des "appartenances", nous défendons le droit de chacun à disposer de soi-même, à n'appartenir qu'à soi-même, et aussi de s'associer à qui bon lui semble, dans le cadre des lois conformes aux Droits de l'Homme.

Contre la tyrannie des prétendues "communautés" mythiques reconstruites de toutes pièces, nous défendons la communauté des citoyens, si négligée.

En tant que fait, le multiculturalité est d'abord une réalité souvent très ancienne, notamment dans notre pays, réalité contre laquelle il est d'autant moins nécessaire de lutter qu'elle est aussi une occasion de connaissance d'autres valeurs, d'autres façons d'être, d'autres morales qui viennent élargir nos points de vue et ouvrir nos sociétés sur le monde, sans aucunement nuire à la citoyenneté, laquelle n'est pas ethnique, mais élective et politique.

En revanche, la théorie multiculturaliste mène à la destruction des sociétés démocratiques, car en prônant le droit à la différence, qui va de soi, elle vise à fonder un droit pour certains groupes d'échapper aux lois communes. Nous ne considérons pas comme dénué de sens que l'offensive multiculturaliste ait accompagné et accompagne encore celle du néolibéralisme, dérive tératologique du capitalisme. Toutes deux convergent en effet vers le même objectif : la destruction de l'Etat.

Le multiculturalisme est justement le produit d'un échec à promouvoir la justice sociale.


La laïcité vous paraît-elle trop abstraite ?

On entend d'ici ricaner tous les blasés, tous les fatalistes, tous ces gens qui « connaissent la vie » ou du moins le prétendent pour mieux abdiquer leur responsabilités et s'épargner d'exercer leurs devoirs de citoyens, si épuisants semble-t-il.

Prétendre que la laïcité serait abstraite, c'est d'abord nier la nécessité des lois et leurs effets les plus concrets tels que chacun peut les constater dans son quotidien. En particulier, le rejet des lois communes par les courants libéral-libertaire ou néolibéral n'aboutit à rien d'autre qu'à la jungle.

En postulant qu'une société, à l'instar d'un marché, serait capable par elle-même d'organiser sans arbitre extérieur sa propre coexistence en vertu d'on ne sait quelle "main invisible" relève de la naïveté politique la plus pathétique, ou des calculs cyniques de tous ceux qui abandonnent ainsi l'espace public à la loi des plus forts, c'est-à-dire des plus riches, que les lois dérangent depuis toujours.

Car la laïcité, défendant l'espace civique, place l'économie après la politique, laquelle est soumise, contrairement à la première, au contrôle démocratique des citoyens. Elle s'oppose donc frontalement au régime de démocratie ploutocratique dans lequel nous vivons.

A ce titre, la laïcité ne peut rien sans services publics efficaces, en premier lieu l'école publique, ni sans services sociaux capables d'assurer aux citoyens une liberté réelle d'exercer leur citoyenneté. Les abandonner aux systèmes privés ou caritatifs en quête de profits financiers ou symboliques, c'est revenir à la communautarisation sur le mode de la corruption ou du régime mafieux.


La laïcité comme humanisme

Car, loin des caricatures qui entendent la réduire à une forme hypocrite de bonne conscience inopérante, la laïcité est un humanisme.

L'homme est notre valeur suprême. La laïcité travaille à tout ce qui permet son développement intellectuel, moral et social et son bien-être, indépendamment des différences.

Plus une société est mélangée, plus le recours à des lois communes fortes et acceptées est nécessaire.

Tous les hommes appartiennent à la même espèce. A l'opposé des différentialismes essentialistes, qui assignent chacun à résidence, et souvent aux résidences surveillées des origines, des tribus ou des clans, nous sommes universalistes : nous professons que les hommes de tous les lieux et de toutes les civilisations sont capables de raison, d'échanges approfondis, de coopération, et d'élaborer ensemble, dans les institutions nationales ou internationales, les meilleurs fondements de leur vie commune, pour protéger d'abord notre propre espèce, et par conséquent aussi notre planète.

La liberté de conscience, la possibilité d'échapper aux déterminismes historique, biologique, social, ne sont pas des hypothèses, mais des faits au moins aussi importants que le "fait religieux" incantatoire au nom duquel les cléricalismes anciens tentent de retrouver leurs pouvoirs sociaux perdus en restaurant, à l'aide d'un discours réactionnaire employant sournoisement les mots même de l'émancipation, des traditions néfastes et dépassées afin de regagner un pouvoir institutionnel.

Tout homme est libre en droit, tout homme doit avoir la possibilité de choisir son destin, tout homme doit donc bénéficier des conditions qui permettent ce choix.

Tel est le cadre de l'Etat laïque.
Lausanne, le 15 avril 2016

Christophe Calame, Sylviane Roche, Nadine Richon, Yves Scheller, Olivier Zimmermann